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Paris – Entretien n°387959 – Publié le 17/02/2025 à 18:02
« Le sommet pour l’action sur l’IA qui vient de se tenir à Paris a mis en évidence les diverses facettes des mutations en cours, faites d’opportunités, de menaces et d’investissements privés massifs : plus de 100 Md€ annoncés en France, et beaucoup plus aux USA avec des projets couplant des data centers avec des centrales ou microcentrales nucléaires », déclare Michel Robert, directeur du Cines (Centre informatique national de l’enseignement supérieur), à News Tank le 17/02/2025.
Selon lui, les enjeux stratégiques liés à l’essor de l’IA « sont multiples : souveraineté, sécurité, sobriété, et bien évidemment éducation – du collège au doctorat – avec pour conséquence des impacts sociétaux et environnementaux. Il est désormais crucial de garantir des intelligences artificielles de confiance, universellement accessibles et capables d’assister efficacement les utilisateurs ».
« Le rendez-vous national fixé pour 2030 par le Président de la République, englobe non seulement des volets innovation, mais aussi de transition écologique et d’urgence climatique, qui peuvent être contradictoires – ou pas – en fonction des solutions technologiques innovantes qui seront développées », ajoute-t-il.
Pour Michel Robert, la mutualisation d’infrastructures de stockage de données et de calcul est aussi « une nécessité urgente dans un nouveau périmètre interministériel (santé, ESR, économie, environnement, etc.) ». Mais, selon lui, « il faudra s’interroger sur le format de ces datacenters et leurs impacts régionaux ».
« Mais quelles que soient ces innovations, notre dépendance nationale et européenne pour la fabrication des semiconducteurs reste une grande faiblesse. »
« Crucial de garantir des intelligences artificielles de confiance »
Dans quel contexte avait lieu le Sommet international pour l’action sur l’IA qui s’est tenu à Paris du 10 au 12/02/2025 ?
Les performances actuelles des calculateurs, plusieurs dizaines de milliards de fois supérieures à celles d’il y a un demi-siècle, permettent aujourd’hui de déployer à grande échelle des applications d’intelligence artificielle utilisant des techniques d’apprentissage basées sur des réseaux de neurones artificiels, comme l’a démontré l’agent conversationnel ChatGPT ou, plus récemment en France, l’assistant « Le Chat » de Mistral AI.
Plus de 100 Md€ annoncés en France »
Le sommet pour l’action sur l’IA qui vient de se tenir à Paris a mis en évidence les diverses facettes des mutations en cours, faites d’opportunités, de menaces et d’investissements privés massifs : plus de 100 Md€ annoncés en France, et beaucoup plus aux USA avec des projets couplant des datacenters avec des centrales ou microcentrales nucléaires.
Quels sont les enjeux associés ?
Les enjeux stratégiques sont multiples : souveraineté, sécurité, sobriété, et bien évidemment éducation – du collège au doctorat – avec pour conséquence des impacts sociétaux et environnementaux. Il est désormais crucial de garantir des intelligences artificielles de confiance, universellement accessibles et capables d’assister efficacement les utilisateurs.
Les ensembles de données utilisés pour l’entraînement des IA génératives, notamment celles spécialisées dans l’alignement de mots, peuvent contenir des biais sociaux ou culturels pouvant conduire à des résultats biaisés. Pour répondre à ces défis, l’Inesia (Institut national pour l’évaluation et la sécurité de l’intelligence artificielle) vient d’être créé.
Le rendez-vous national fixé pour 2030 par le Président de la République, englobe non seulement des volets innovation, mais aussi de transition écologique et d’urgence climatique, qui peuvent être contradictoires – ou pas – en fonction des solutions technologiques innovantes qui seront développées.
A-t-on une idée de la consommation énergétique que cette évolution de l’IA va générer ?
La multiplication des datacenters – centres de données et de calculs regroupant des infrastructures numériques – sur notre territoire est essentielle pour des questions de souveraineté, mais sera associée à des besoins énergétiques sans précédent dans le monde numérique pour accompagner ce mouvement : de l’ordre de 1 péta-Wh pour 2025 au niveau mondial, soit trois fois le parc nucléaire national.
Besoins énergétiques sans précèdent »
Il faudra s’interroger sur le format de ces datacenters et leurs impacts régionaux en distinguant les enjeux de stockage de données, d’optimisation des calculs, tout en mesurant avec précision des indicateurs d’efficacité énergétique, comme le PUE (« Power Usage Effectiveness ») relatif à l’énergie nécessaire pour le refroidissement.
Les supercalculateurs de rang mondial des sociétés Eviden/Atos ou HPE refroidis par eau tiède sont bien plus efficaces en performances énergétiques (70 Gflop/s par Watt pour le supercalculateur Adastra classé dans le Top 3 mondial au Green 500) que les serveurs actuels distribués dans les datacenters. Ces derniers vont devoir innover comme le nouveau datacenter modulaire d’Eclairion en Essonne, qui propose une solution modulaire flexible originale d’hébergement de conteneurs en location.
Comment se positionne l’ESR français dans ce domaine ?
Dans le périmètre de l’ESR, nous disposons de moyens de calcul mutualisés et complémentaires, les plus performants étant hébergés dans les trois centres nationaux coordonnés par Genci :
- l’Idiris (CNRS),
- le TGCC (CEA) en Île-de-France,
- et le Cines (MESR, France Universités) à Montpellier.
Les deux supercalculateurs Adastra (Cines) et Jean Zay (Idris) – qui a permis les premiers entraînements de Mistral – sont de rang mondial avec des performances de l’ordre d’une centaine de pétaflops/s. Dans un périmètre européen, le futur calculateur du TGCC sera la première machine exaflopique publique sur notre territoire.
Ces infrastructures ont permis de répondre jusqu’à présent aux enjeux du calcul scientifique intensif nécessitant des performances extrêmes de calcul à haute précision (FP64, c’est à dire des opérations sur 64 bits en virgule flottante « Floating Point »).
Ces capacités de calcul sont-elles suffisantes pour répondre aux nombreuses attentes compte tenu de la saturation actuelle des calculateurs ?
On peut en douter si l’on observe la diffusion massive de l’IA dans les communautés scientifiques, ou l’évolution du nombre d’opérations nécessaires pour l’entraînement des LLM, comme les versions 3 et 4 de ChatGPT qui dépassent le ZetaFlop, ce qui correspond à plusieurs mois de calcul compte tenu de l’état de l’art.
Les premiers retours d’expérience, et en particulier l’émergence de l’IA générative en provenance de Chine DeepSeek, montrent néanmoins que cette précision FP64 n’est pas toujours nécessaire pour de l’apprentissage, ce qui devrait conduire rapidement à des architectures de processeurs GPU de faible précision mieux adaptées aux besoins de l’IA.
Il y a donc matière à innovation pour développer de nouvelles architectures et algorithmes performants pour optimiser les phases d’apprentissage et d’inférences.
Quelles conséquences peut avoir la nécessité d’aller vers plus de frugalité ?
Les questions de frugalité conduiront progressivement à des IA génératives simplifiées et spécialisées (SLM : Small Language Model).
Vers des IA génératives simplifiées et spécialisées »
Prenons l’exemple du secteur santé et des données nécessaires pour de l’apprentissage sécurisé d’IA génératives, de la recherche aux soins dans les instituts de santé et notamment les CHU qui produisent chaque année des millions de comptes rendus, des centaines de To d’imagerie, de documents médicaux, etc.
La mutualisation d’infrastructures de stockage de données et de calculs répondant à des critères de souveraineté, de sécurité et de sobriété est une nécessité urgente dans un nouveau périmètre interministériel (santé, ESR, économie, environnement, etc.).
Les initiatives actuelles nationales et européennes (IA Factory/Verticale santé) sont un élément de réponse soulignant les capacités d’innovation remarquables de notre pays dans les secteurs publics et privés.
Comment se positionne la France sur le marché des semi-conducteurs stratégique pour l’essor de l’IA ?
Quelles que soient ces innovations, notre dépendance nationale et européenne pour la fabrication des semiconducteurs reste une grande faiblesse. C’est une conséquence de la loi empirique de Gordon Moore donnant une feuille de route à l’industrie naissante des semiconducteurs, il y a une cinquantaine d’années.
Fabriquer des puces silicium de plusieurs dizaines de milliards de transistors à l’échelle de quelques nanomètres nécessite aujourd’hui des investissements de plusieurs dizaines de milliards d’euros à rentabiliser rapidement par les carnets de commandes, limitant ainsi l’accès à un ou deux fabricants à l’échelle de la planète.
Un autre marché stratégique dans le contexte actuel est celui des matériaux critiques…
La question des ressources en matériaux critiques a été peu abordée lors du sommet pour l’action sur l’IA. Pourtant, il s’agit d’un enjeu de souveraineté et d’éthique majeur, largement couvert par l’actualité récente.
Que ce soient les conflits et l’exploitation minière désastreuse des « minerais de sang » en République démocratique du Congo, qui détient les deux tiers des réserves mondiales de cobalt utilisé pour les batteries, ou les convoitises opportunistes en Ukraine et au Groenland, ce côté obscur du monde numérique ne peut plus être ignoré.
Conséquences socio-écologiques néfastes »
De plus, d’autres formes d’exploitation humaine ont émergé récemment avec les « travailleurs de données » dans les pays pauvres, comme le Kenya, chargés d’affiner les outils d’IA génératives de texte pour éviter des dérives verbales inappropriées.
L’accélération vertigineuse des technologies et des nouveaux usages proposés par les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, et d’autres…) a des conséquences socioécologiques néfastes pour les populations impactées.
Il y a 5,000 ans naissait l’écriture sur des tablettes d’argile ; il y a 500 ans l’imprimerie révolutionnait la diffusion du savoir, démocratisant l’accès à l’information ; il y a 50 ans la société numérique a transformé nos interactions et nos modes de communication ; depuis cinq ans, le passage à l’échelle mondiale des applications de l’IA métamorphose nos usages avec le souffle du mistral.
Dans ce tourbillon de progrès, il est impératif de questionner les valeurs qui sous-tendent nos choix technologiques, et de veiller à ce que ces avancées servent le bien-être de tous, préservant ainsi l’essence de notre humanité.